Dans notre monde imaginaire, peut-être celui qu’il nous reste de l’enfance, il y a comme  tout un fouillis de choses plus ou moins vieilles qui attendent qu’on les retrouve ou les rouvre : cartes de voyages auxquels on a rêvés ; vieux livres aux pages jaunies décrivant des âges anté-diluviens ; estampes de continents dont on a inventé les contours et les habitants, branches ou fleurs sèches, pierres ramassées sur un chemin de montagne, étoiles, oursins dérobés à la mer ; fragments d’une histoire contée, motifs animaliers d’une rengaine, d’une ritournelle ; souvenir d’une après midi d’aquarelle en été ou des rires dans un jardin un soir quand la nuit déjà fait des jeux d’ombres... nous gardons tous, consignées en quelque lieu de nous-mêmes, les impressions de ces scènes, vignettes, grimoires devenus vagues et lointains. Eizo Sakata dans ses peintures, ses gravures, mais aussi dans ses sculptures qui jouent avec les paysages et leurs flores, puise dans ce monde imaginaire avec une rare créativité multipliant les possibilités d’expression et la recherche d’une virtuosité qui honore quelques-unes des inépuisables dimensions de celui-ci.
 Dans la variété des oeuvres et des styles qui épousent les multiples manifestations de ces mondes, ou de ces remémorations, je voudrais plus particulièrement isoler un groupe qui, je crois, reprend à travers l’activité artistique les figures de nos mondes légendaires, de nos cartographies anté-diluviennes : les tableaux où Eizo Sakata semble se faire le peintre d’un univers d’avant le nôtre.
 Dans ces peintures où, en effet, l’on a le sentiment d’avoir quitté le ton, la sensibilité propres aux humains, mais plus encore au règne animal, on croirait qu’une divinité, ou qu’une nature déréglée, aberrante, ou en tout état de cause qui n’a rien à voir avec celle que nous connaissons, s’est livrée à une profusion d’expériences élémentaires, créant là encore dans une diversité exubérante des êtres colossaux, frères lointains de ce que les mythologies des peuples désignent sous le nom de titan. Un espace déserté, peuplé d’êtres rares, souvent seuls, ou tout au plus par couples, mais aussi au psychisme ou à la sensibilité raréfiés, est livré aux regards tandis que la toile  nous interroge par son atmosphère de déréliction. Reptiles à la fois ailés et bipèdes, poulpes anthropomorphes, proboscidiens dégingandés, lézards, chiens bicéphales, se découpent, amphibies, mixtes, bizarres sur le fond presque monochrome de la toile dans une atmosphère stellaire ou bien chargée d’orgone. Un cercle parfois vient circonscrire “la bête” ; parfois  une sorte de boule de matière striée, musculaire l’accompagne ; souvent l’air vibre de particules qui chatoient prises qu’elles sont de mouvements ondulatoires ou browniens.
 Qu’on s’attarde cependant sur ces êtres, pour ainsi dire, d’avant le temps, ou dont le rapport à la durée semble ne plus rien avoir avec les cycles et les rythmes que scandent la génération et la corruption, on y trouvera néanmoins un écho de nous-mêmes, comme si dans ces existences d’ailleurs il ne pouvait y avoir d’absolument et de totalement  autre. Cette galerie de titans saisis dans leur course, dans le pivotement déhanché du corps, dans une démarche encombrée de tentacules, dans la gaucherie d’une reptation, mais qui tous, identiquement, semblent suspendus pour l’éternité dans leur mouvement, finit par nous rappeler quelque chose de nous-mêmes,  par laisser deviner un air de ressemblance, comme si leur différence, et leur altérité ne faisaient que mieux préciser une dimension abyssale de notre propre expérience d’humain.
 Car si ce n’est pas, en effet, l’organisme, le corps de la “bête” qui nous rappelle ce que nous sommes : trop étrange il a trop peu ou rien d’humain; si c’est encore moins son mufle, groin ou bec, qui ne saurait être confondu avec l’humanité du visage là-même où une sorte d’homoncule semble pourtant être représenté par le peintre, et si ainsi presque aucun trait dans le tableau ne vient évoquer des sentiments, c’est alors la disposition qui, dans cette sorte d’altérité radicale, nous confronte à nous-mêmes.
 Ce qui reste de commun par-delà la différence des mondes, c’est le geste. Qu’est-ce qui fait courir cette sorte d’échassier reptilien dans sa course ? Que demande cet être anthropomorphe gracieux dont le sexe reste indécis ? Après qui, tandis qu’il semble ignorer indifférent la compagnie de son congénère, ce curieux “dahut” blanc crie-t-il ? Vers qui cet homme-pieuvre interloqué tend-t-il ses tentacules ? Dans quel but, ce lézard cosmique se meut-il ? Le geste vient rappeler une intention qui parfois précipite des caractères humains ou animaux jusque-là négligés, un sexe mâle ou un appendice masculin, une chaussure de femme...
 Derrière l’autre monde se ravive alors notre propre image tandis que sur la compacité écailleuse de la tête rudimentaire on croit lire l’ébauche d’une émotion. Sur l’épiderme reptilien de “la bête” aux traits à peine dessinés ( un oeil qu’on devine par exemple ), s’esquisse infime comme le reflet d’un sentiment qui fait penser aux nôtres : emportement borné, volonté obtuse ou tristesse mélancolique, tendresse ou candeur mouillée de larme, etc. Cette course, cet esseulement, cet égarement obtus qui semblent posés pour l’éternité, dans ce temps d’avant le temps, ne sont-ils pas alors ceux de notre quête, de notre solitude,  et de notre obstination même ? Cette branlante rotation pachidermique qui apparaît comme figée ou cette gauche imploration qui tend une patte vers quelqu’autre ne font-elles pas écho à ce que nous avons de plus vacillant et de plus éploré ?
 L’effet de proximité est pourtant simultanément une mise à distance. Le sentiment d’affinité qui soudain nous rapproche  de “celui” qui est sur la toile nous renvoie en même temps à une impossible identification. Comme dans ces jeux d’optique qui, sans cesse, défont les accommodements de l’oeil, il ne nous est pas possible de fixer l’image sur la toile. Un inidenfiable persiste chaque fois que nous croyons, saisir, reconnaître, comprendre le tableau.
 Ce qui se passe sur la toile ( et de fait il se passe peu de choses ) n’a rien à voir avec une histoire aux divers sens que ce mot suppose. Ce n’est pas une fiction; et ce monde d’avant le temps, dont on a pourtant dit qu’il pouvait emprunter aux continents inventés de l’enfance, n’est pas le théâtre d’une “science fiction”. Le livre d’image, le monde imaginaire de l’enfance est cette fois comme découpé par le tableau, par le cadre pour interrompre le vagabondage de l’histoire ou de la géographie. Ces êtres ne sont pas là pour représenter ou symboliser quelque chose, le tableau n’est pas bavard et cette raréfaction psychique est aussi sa propre raréfaction. Les êtres et l’oeuvre ignorent la psychologie. Si certains autres tableaux d’Eizo Sakata aux atmosphères d’anciennes estampes ou de vieux portulans pourraient être rapprochés du travail de Max Ernst - comment l’inventivité et la liberté des procédés techniques de cet artiste n’inspirerait-elle pas une recherche qui elle aussi explore diverses dimensions techniques, collages, gravures, grattages, interposition entre la plaque et le papier de matières et de corps ? - les convergences ne sont pas à mettre au compte de l’onirisme. L’onirique nous ramènerait encore au monde du récit, des histoires que l’on raconte et de leurs interprétations dans une sorte de sur-bavardage. Ici aussi la référence au monde autre, ce qui pourrait rappeler la mythologie, comme on l’a dit, ne suppose pas une inclination du peintre pour le magique; la recherche de nouveaux enchantements, de nouveaux mythes. Eizo Sakata coupe court au kitch qui somnole derrière toute mythomanie et c’est donc principalement des oeuvres d’Ernst qui cèdent le moins au surréalisme qu’il faut rapprocher ses peintures et ses collages. On trouve ainsi chez le peintre Sakata l’écho des séries de fleurs, de forêts ou d’oiseaux, faites par Ernst dans les années vingt tels les “100 000 colombes”ou bien, dans les années cinquante,“l’oiseau” ou “la mouette”, mais encore de ses collages et peintures dépouillés comme “la Chute d’un ange” voire lapidaires même comme “Le crabe ou le radeau” . Ce n’est pas quelque chose qui parle qu’il y a sur les tableaux, ce serait plutôt quelque chose qui se déplace dans l’absence même de profondeur et qui vient d’eux vers nous.
 Ce non bavardage d’une peinture dont on n’oubliera pas pourtant qu’elle nous renvoie à l’abîme de notre déréliction ou de notre désolation est à mettre en relation avec la manière dont la “bête” reste à la surface. Suspendue disions-nous à propos du temps; c’est aussi dans l’espace qu’en fait elle apparaît en suspens : posée sans profondeur et pourrait-on dire même sans hauteur. Les corps représentés ne sont pas seulement comme indifférents en raison de leur altérité ; en dépit de leur carapace ils sont désincarnés à tout le moins désaffectés, : image aplatie, désinvestie, pendue dans le vide, réduite à un geste, un mouvement. La galerie des ces “portraits” dont les traits échappent et dont les contours résistent à la visagéité est une galerie d’avatars de héros de  bande dessinée, de monstres de comix; en dépit de leur côté archaïque, ils semblent avoir aussi peu de profondeur. Mais c’est bien dans ce passage à la surface, qui manifeste peut-être qu’à côté de l’inventivité technique d’Ernst il y a dans le travail de Sakata le souvenir de Warhol ou de Lichtenstein, que se fabrique ce jeu d’éclipses où le regard de celui qui contemple le tableau va et vient de la toile illustrée au silence de la toile, ce bougé par lequel celle-ci résiste au bavardage pour venir à nous autrement, dans l’impossible de l’identification. L’aspect superficiel, artificiel du tableau qui fait penser à l’utilisation “pop” des images sans aura de la reproduction publicitaire et consumériste, du graphisme standard des bandes dessinées vient désinvestir ce qui se passe et qui pourrait encore dire ou illustrer. La figure effleure trop pour figurer.
 Reste pourtant cet envahissement particulaire, ces pigments multicolores qui constellent la toile souvent le fond, parfois “la bête” même; ou bien cette masse épaisse musculaire qui en certaines occasions l’accompagne, et dont on a bien le sentiment, pour les unes et les autres, qu’elles font unité du motif. Mais sont-ce d’ailleurs, toujours des particules ? Dans ce qui semble vibrer dans l’être ou l’homoncule est-ce qu’il n’y a pas aussi des pièces arrachées. La toile apparaît nue derrière la peinture. Le rouge et l’or qui font écho aux particules du cosmos voisin et dans lequel chaque être baigne ne disent-ils pas cette fois quelque chose, comme dans les métaphores, sur les déchirures, les blessures de la “bête”. L’interruption du bavardage qu’assure la découpe de l’animal étrange n’est-elle pas débordée par la jactance incessante de ces corpuscules, eux aussi, il est vrai, venus d’ailleurs, sinon d’un avant, d’un au-delà. Est-ce que par mégarde le tableau ne serait pas, en la matière, trop vivant, trop parlant ? Une énergétique, c’est évident, nous dit quelque chose et derrière l’aplat des êtres est-ce qu’elle ne vient pas mettre sa profondeur ? Une matière pulsative, écorchée accompagne le chien à deux têtes, l’homme-poulpe ou cet homoncule blanc; dans sa proximité avec ces êtres elle produit des effets de contraste qui dérangent : ce bleu vif ne jure-t-il pas avec ce rose ? Elle envahit et parfois perfore ostensiblement les êtres : ce n’est pas seulement le jaune de l’or qui est répandu sur les corps mais aussi le rouge du “sang” ! A coté d’un tendre homo-rhinocéros, il y a une boule striée dont les rayures noires, rouges, vertes, ocres, font penser aux veines et aux muscles. Avec la profondeur et la chair, que l’on croyait résolument neutralisées par le travail technique de la superficialité, recommence  le dramatique : ce cosmos est impur et nous rappelle que ces êtres mixtes peuvent être aussi des mutants. L’orgone scintillante sur le fond azuré ou crépusculaire n’est-elle pas corrompue, radioactive ? Cet avant n’est-il pas, au rebours, notre après; à la manière de Beckett : une “fin de partie” reptilienne ? Un message n’est-il pas donné par la toile et comme tous les autres alors livré à l’encan communicationnel ? A moins que l’artiste ne se débatte encore avec cette matière-là... L’énergie peut-être crie-t-elle plus que les êtres ? C’est elle qui jure... imaginons la violence d’un tableau où ne resterait que celle-ci. Mais non, il n’y a ni commencement ni fin, si le temps est en suspens il est, en dernier ressort, avant et après dans cet univers qui tient des limbes puisqu’on y semble ignorer le tourment babillard de la faute. Cette encombrante psychologie de bazar, qui rentre dans la composition de nos clichés moraux, et qui dans les tortures de la mauvaise conscience sert surtout les satisfactions de la bonne, reste résolument court-circuitée par l’artiste. Si un bruit et une plongée sont provoqués par la matière, eux aussi se pulvérisent aux surfaces. L’économie qui distribue les énergies répète l’impression de dérèglement et d’aberration ressentie au premier coup d’oeil sur la toile, l’atmosphère de cartoon que suscite plus fortement “la bête” rend à l’oeuvre sa neutralité et son caractère lisse. Lors même que dans certains tableaux surgira, manifeste, une cheminée d’usine, sa littéralité néanmoins restera mise à distance par l’effet d’ébauche ; rendant plus vif, plus violent seulement le jeu impossible de l’accommodation.
 Moins “d’âme”, moins de paroles, plus de cette présence silencieuse où se déjoue, dans ce rapport à nous-mêmes, la certitude repue de ce qu’il faut faire et de ce qui arrive : renvoyés que nous sommes à l’abîme d’un manque et d’un désordre. Le labeur d’Eizo Sakata a cette attention-là ; l’artiste y met tout le sérieux d’un investissement, qui tient peut-être aussi à la culture japonaise, mais qui persévère à sa manière dans le sens d’un style déjà cherché par Nietzsche : “être superficiel - par profondeur”.
 
                                                                                   P. CINGOLANI
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